Toute petite fille, j’aimais déjà les chats. Des clichés me rappellent
mon fidèle chat angora blanc, Victor. Un souvenir lointain s’impose à moi.
C’est lors d’une partie de course-poursuite avec ma grande sœur.
Vite, vite, je cours vite ! Je dois avoir quatre ou cinq ans et je
suis la souris. Vite, vite, je cours vite ! Il ne faut pas que ma sœur la
chatte m’attrape. Je cours à perdre haleine du fond du jardin vers la maison.
Le soleil embrase la barre de l’horizon.
Ma course s’accélère. Je cravache mes jambes et je m’engouffre dans le
salon. J’atteins le long couloir plongé
dans une quasi-obscurité. Je fonce. Soudain, je perçois un miaulement
qui déchire le mur de mes tympans. Mon pied a heurté une masse indéfinie.
J’appuie sur l’interrupteur pour éclairer le couloir et aperçois une flaque
rouge s’évasant rapidement par vagues. Au milieu de cette tache mobile, le
second de mes trois chatons, pris d’ultimes convulsions agonise puis … se
détend. Ma grande sœur manque de nous tomber dessus. Elle me regarde,
consternée. Je ramasse le chaton et l’approche tout doucement de ma joue. Son
corps est encore tout chaud. Son pelage gris souris tout duveteux sent encore
le lait de la dernière tétée.
C’est malin, hein, il est mort maintenant, crie ma grande sœur. Tu
aurais pu faire attention ! Mort, ça veut dire … Un chagrin intense me
donne la nausée, m’essore la tête de toutes les larmes possibles, m’abat d’une
douleur lancinante au ventre. Je ne jouerai plus jamais à la course-poursuite.
J’aurais déjà dû prendre cette décision l’autre jour, quand le chien a joué au
même jeu avec le premier chaton et lui a croqué l’arrière-train. A la suite de
ces deux enterrements, des questions surgissent. Est-ce que moi aussi je peux
mourir et partir pour toujours ? Est-ce que quelqu’un peut m’écraser, me
tuer ?
Ma grande sœur joue peu avec moi. Elle est mon aînée de sept années et
s’amuse avec ses copains et copines. Alors, je jette mon dévolu sur le chat
rescapé, Victor. Nous jouons à la poupée dans ma chambre ou à cache-cache dans
le magasin où il passe le plus clair de son temps à dormir.
Une scène s’impose encore à mon esprit. Papy ouvre les portes de sa
boutique. L’après-midi s’annonce chaud. Il sort un dossier de factures sous le
comptoir quand arrive Madame Martins, une cliente assidue. Chaque fois, elle
s’approche du comptoir et lorgne le chat, vautré sur un présentoir publicitaire
pour hameçons. Elle le flatte de sa main grassouillette tout en lui susurrant
des mots d’amour : Adoravável amor, como está ? Vós miado, vós
ronrom. Tesouro meu … um beijo ! Elle le cajole, le minou aux yeux verts,
polochon d’épais flocons de poils blancs. Elle ne résiste plus, craque et
fourre son nez contre le ventre chaud de mon minou. Victor s’étire de
jouissance sous les câlins répétés. Il rétracte ses griffes puis se roule en
boule, la truffe rose dissimulée sous sa queue touffue.
Elle voudrait tellement avoir un chaton mais ne comprend pas que Victor
est un mâle. De guerre lasse, Papy le lui explique en long et en large avec
force gestes. Finalement, elle rit lorsque Papy l’invite à s’adresser à notre
voisin, le boucher, qui possède Blanchette, celle qui porte les petits de
Victor après quelques galipettes.
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