lundi 22 juin 2020

Indépendance cha-cha et Bulaya (suite 1)


Les soirs d’hiver, avant de regagner nos lits à l’étage, nous déposons des fers à repasser en fonte sur le fameux poêle de Louvain, jusqu’à ce qu’ils soient chauffés à blanc. Nous grimpons l’escalier et repassons nos draps de lit avant de nous glisser sous les couvertures. Comme l’unique W.-C. se trouve à l’extérieur de la maison, nous utilisons un pot de chambre pour la nuit. L’odeur qu’il dégage parfois m’écœure.

La maison de Blanche-Neige est située au centre du village. Elle est bien fermée. Seule une porte d’entrée sur la rue y donne accès. La cour et le jardinet à l’arrière sont clôturés par des murs en briques élevés. Toutes les pièces à l’intérieur sont petites et sombres, à l’exception de l’immense cuisine-séjour où nous nous tenons la plupart du temps. Cette maison représente un repli sur soi. Une des maisons mitoyenne est gigantesque, c’est celle du dentiste. Elle souligne le contraste entre deux statuts sociaux différents.

Les relations avec les voisins sont cordiales. Bobonne est connue et respectée au village. Les Ruisbroeckois l’ont affublée d’un sobriquet : de Wollinne[1]. Elle parle le patois local teinté d’un accent borain à couper au couteau. Elle fait l’effort de s’intégrer, ce qui lui vaut sans doute leur respect.

Bobonne remplace Mamy au mieux. Elle incarne la douceur, le dévouement et une constance de caractère remarquable. Je l’aime. Seul, son asthme m’attriste et m’inquiète parfois. Une infirmière passe régulièrement à la maison pour soigner Bon-Papa et ausculter Bobonne. Un mercredi après-midi, elle se découvre jusqu’à la taille. Son torse nu montre des plis, des rides, des taches brunes sur une peau blanche virant au gris. On dirait que son corps se dégonfle comme une baudruche et devient flasque. Ses seins longs et plats pendent sur son ventre comme deux gants de toilette mis à sécher. Elle m’effraie et je reste bien dissimulée pour ne pas révéler ma présence. Le soir, j’interroge ma grande sœur et lui demande si Bobonne est très malade. Non, me répond-elle, Bobonne est un peu malade mais elle est surtout vieille.


[1] Traduisez : la Wallonne, en patois de Ruisbroeck.

Photo free Unsplash
 

dimanche 7 juin 2020

Indépendance cha-cha et Bulaya


Lors des repas, les parents s’agitent de plus en plus à table.  Nerveux, ils échangent des informations que je ne comprends pas. Je ne fais que capter des mots : indépendance, Kasavubu, Lumumba, Tshombé, Sendwe Jason, Conakat, Balubakat, force publique, sécurité, blablabla. Les carottes semblent cuites quelque part. Je flaire du changement dans l’air. La preuve ? Les parents expédient l’essentiel de leurs biens dans de bonnes caisses en bois, par bateau, en direction de Bulaya[1]

Le 16 juin 1960, je réalise ce qui se trame mais c’est encore flou. Je préfère ne pas y penser. Les parents nous conduisent, ma grande sœur et moi, à l’aéroport de la base militaire. Un avion nous y attend en direction de Bulaya.  Aller simple à Ruisbroeck. Mamy pleure. Nous aussi. Le lendemain, nous sommes recueillies par nos grands-parents maternels que nous connaissons à peine.

Le 17 juin 1960, fini de rigoler. Du jour au lendemain, notre univers passe d’un paradis divin à un minuscule jardin, côté nature. Côté logis, de la maison Acacias nous atterrissons dans une maison Blanche-Neige, sans les sept nains, à part Bobonne qui est très menue de taille, il est vrai. Elle mesure à peine une bonne tête de plus que moi alors que je n’ai pas encore huit ans. Bon-Papa, plus grand qu’elle, est grabataire et est installé dans une pièce au rez-de-chaussée entre le salon (où l’on ne va qu’aux grandes occasions) et la vaste cuisine qui sert de salle de séjour, de bureau, de buanderie et … de salle de bains !

Il s’agit de chauffer des seaux d’eau sur le poêle de Louvain jusqu’à remplir une grande bassine déposée à même le sol. La bonne température est obtenue par addition d’eau froide. Il faut se laver toute nue dans la cuisine … Ma grande sœur trouve une parade à ce petit jeu particulièrement déplaisant. Nous allons au bain public de La Perche à Bruxelles, prendre un bon bain, un vrai !


[1] Terme en Kiswahili qui signifie exactement « Europe ».

Photo free unsplash - Avion vers Bulaya