vendredi 25 septembre 2020

Indépendance chacha et Bulaya (Suite 4 et fin)

 De retour à Kamina en 1961, je relate l’anecdote de la Maison du Peuple à Papy. Il s’est mis à rire. Rien n’a changé sous le ciel politique de la petite Belgique, dit-il, et il m’explique. Bobonne est catholique, pieuse et pratiquante, sans bigoterie toutefois. Bon-Papa, lui, tient pour les Bleus, les Libéraux. Et moi, j’ai le toupet de m’amuser chez les Rouges, les Socialistes. Soit, ils sont tout de même bizarres, ces Belgicains.

Je termine la troisième année à l’Institut Marie-Médiatrice. Je perçois de nets changements. L’Institut compte largement plus d’élèves africaines qu’européennes. Un peu intimidée les premiers jours, je me réacclimate facilement. Je prends de nouveaux repères. Mes anciennes amies ont toutes quitté définitivement le Congo et je sympathise avec une néerlandophone rousse aux yeux verts.  Je me lie aussi d’amitié avec deux sœurs, néerlandophones elles aussi, dont les parents sont fermiers. Nous rejoignons une ribambelle de garçons et reformons une petite bande de joyeux lurons.

Je compte aussi deux amies congolaises, devenues katangaises, elles aussi. Marie Kazadi, est une des petites-filles de Boniface, chef coutumier de Kabongo. Elle est élevée à la chefferie de Kinkunki, proche de Kamina, chez un autre chef coutumier, Kasongo Niembo. Nous connaissons les deux chefs. Un de nos magasiniers est l’un des gendres de Boniface. Ce dernier et Kasongo Niembo passent régulièrement faire des achats chez nous. L’autre amie s’appelle Stéphanie. C’est elle qui m’apprend à faire la vaisselle avec de la cendre de bois et du sable à côté de sa maison.

Après l’indépendance, peu d’enfants animent la ville pendant les grandes vacances. Que faire pour meubler les journées interminables ? Coudre des robes pour tes poupées, propose Mamy. Elle sait s’y prendre, Mamy, une véritable fée de la couture.

Un matin, elle me prend par la main et m’emmène chez un marchand de tissus, Monsieur Cadranel. Différentes étoffes m’attendent là : des wax hollandais chamarrés, de la popeline froide et lisse aux tons pastels, du drill rude et très épais au toucher, de la toile de jute et de lin, du velours et de la feutrine. Quelle jouissance pour mes jeunes mains inexpérimentées. Je caresse tous ces tissus, j’imprègne ma mémoire de textures, de structures et d’odeurs. Mamy achète un coupon de chaque sorte, des cigarettes de fils assortis et se dirige vers la caisse. À la sortie de la boutique, Mamy me tend un gros paquet de papier brun, rempli du précieux butin.

Arrivées dans le bureau de Mamy, nous nous installons confortablement. Elle m’enseigne les rudiments de coupe et de couture. Elle prend les mesures sur mes poupées, faufile l’étoffe, construit le vêtement et passe aux essayages. Je l’imite. Son bureau se transforme en atelier de mode et moi, en modiste en herbe, en dépit de quelques piqûres cruelles dans la pulpe de mes doigts, surtout l’index trop souvent mis à contribution pour pousser l’aiguille.

Au fil des semaines, j’apprends à relever un patron sorti tout droit du magazine Burda Mode et à l’adapter à mes poupées. Mamy me transmet aussi l’art de la broderie. Je réalise des nids d’abeille sur le corsage d’une robe de Nancy, ma poupée préférée, offerte par ma marraine Philomène. J’égrène une foule d’heures merveilleuses à l’habiller et à la coiffer, Nancy aux longs cheveux soyeux.

Dès que j’ai réalisé une collection de vêtements, souliers et chapeaux, j’organise un défilé de mode dans ma chambre. Je choisis l’après-midi où Mamy joue aux cartes avec ses amies. Il ne faut en aucun cas qu’elle découvre ce spectacle. J’y invite mes lapins, Titine la chèvre et les quatre chats en guise de spectateurs avisés. Je fais évoluer mes poupées sur un podium improvisé, la planche à repasser. À la fin du spectacle, j’organise un goûter pour tout le monde. Je nettoie ensuite ma chambre minutieusement afin que Mamy ne découvre pas les quelques souvenirs abandonnés par mes fidèles compagnons.

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mardi 8 septembre 2020

Indépendance cha-cha et Bulaya (suite 3)

 

Nous fréquentons l’école communale de Forest, proche de l’arrêt du bus et à proximité de la brasserie Willemans-Ceupens. L’institutrice s’investit au maximum pour que ses petites Africaines s’adaptent à leur nouveau mode de vie. Une autre fillette de mon âge est arrivée aussi pour la première fois en Belgique. Elle ne se tarit pas de larmes, une réédition des chutes de la Luembe, version cœur.

Mes compagnes de classe me posent des questions aussi inattendues que saugrenues, du genre : Tu habites dans une case chez les Bamboulas ? Tu n’as pas peur des lions ? T’as déjà vu un éléphant pour du vrai ? Ton père est directeur ? Je me demande sur quelle planète j’ai atterri. Moi, je suis Congolaise puisque je viens du Congo, c’est logique, non ?

Ces Belgicaines[1] ne savent rien de mon pays. Je dois leur expliquer qu’au Congo, c’est plein de fleurs, d’arbres, d’oiseaux, de gens qui sont joyeux, qui chantent, qui dansent dans l’espace et au soleil. Le ciel y est toujours bleu, piqueté de pompons blancs. Ici, en Belgique, il fait froid et il pleut tout le temps. Les maisons pleurent, blotties les unes contre les autres, pour se tenir au chaud.  Leurs yeux se ferment sur leurs paupières-volets, le soir.  Les rues sont arpentées par des vieilles personnes affublées de petits chiens en laisse, sous un ciel gris, comme si un couvercle les confinait dans une marmite. A mon grand étonnement, mes compagnes de classe ne s’intéressent pas à mon discours. Tant pis. Elles m’acceptent dans leurs jeux et j’oublie tout.

À l’école communale de Forest, je suis inscrite au catéchisme tandis que mon amie Viviane suit le cours de morale. Je ne saisis pas la différence entre ces deux matières mais je la découvre par le biais de mes grands-parents.

Un dimanche, je suis invitée à passer la journée chez Viviane et ses parents. Le soir, ils me déposent chez Bobonne et j’affiche une mine radieuse.

-          Qu’est-ce que tu as fait, Fifille ?

-          À midi, on a dîné de boestrings[2] et de pellepataaten[3] à la sauce au beurre. Miam, que c’était bon.

-          Ah oui.  Et après ?

-          Vers deux heures, on est tous allés à la Maison du Peuple.  Là, on a passé un film de Laurel et Hardy et puis on a reçu un goûter et on a joué aux jeux de société.

-          Où ça, Fifille ? À la Maison du Peuple ?

-          Ben, oui. Ce n’est pas bien, Bobonne ?

-          Jésus, Marie, Joseph ! Tu es allée jouer chez les Rouges ?

-          … ???

-          C’est rien, Fifille, ce n’est pas grave. Bobonne n’est pas fâchée. Mais, n’y va plus, hein, on ne sait jamais.

Je ne comprends pas pourquoi je ne peux plus y aller.  Personne ne veut m’expliquer. Alors, je monte me coucher et rêve …

Sous mon lit, deux yeux jaunes

Ce sont ceux du boa

Sous mon lit, deux yeux bougent

Ce sont ceux du mamba

Oh, serpents, ne me tuez pas

Oh, serpents, sortez-moi de là

Deux points positifs à signaler : il n’y a pas de serpents ni de moustiques chez Bobonne. Et, je réalise que j’ai une grand-mère, moi aussi, comme ma copine Edwige, fille d’un fermier de la région de Kaniama. Elle a le privilège de vivre avec sa grand-mère sous le même toit, ce qui est rarissime pour une famille d’Européens au Congo.  C’est formidable que moi aussi je puisse partager la vie de mes grands-parents.  Dans les milieux urbanisés du Congo, on ne rencontre quasi pas de vieux. Les personnes âgées blanches retournent à Bulaya et les noires regagnent leur village d’origine pour y terminer leur vie.

Mamy apparaît quelques mois après notre arrivée en Belgique pour me ramener à Kamina, sans ma grande sœur. Je ne sais pas pourquoi. Il n’y a plus d’école pour elle au Congo ?



[1] Belgicain, Belgicaine, terme que les Belges expatriés attribuent aux Belges résidant essentiellement en Belgique et ne connaissant rien de l’Afrique.

[2] Harengs saures.

[3] Pommes de terre en robe des champs.

 

vendredi 31 juillet 2020

Indépendance cha-cha et Bulaya (suite 2)

La vieillesse me choque. Chez nous, les vieux Congolais regagnent leur village d’origine et les vieux Européens retournent chez eux pour finir leur vie. Pourquoi ne m’a-t-on pas dit que le corps, non seulement peut mourir, mais aussi se transformer jusqu’à la déformation quand on vieillit ? Me cacherait-on encore d’autres vérités ?

 En semaine, Bobonne porte un tablier pour ne pas se salir. Le dimanche, elle s’habille avec soin pour assister à la messe, si l’état de Bon-Papa le lui permet. Parfois, de la famille ou des amis de nos grands-parents viennent passer l’après-midi. Tantôt c’est le frère de Mamy et sa jeune épouse, une Bretonne gaie comme un printemps. Tantôt, c’est la sœur de Bon-Papa qui fait une apparition tonitruante. Elle est poudrée et maquillée comme un apache sur le sentier de la guerre. Elle m’effraie mais me rassure par des friandises.

Souvent, je me sens triste et je m’ennuie. Pourtant, Bobonne et Bon-Papa se montrent chaleureux. Oncles et tantes nous invitent chez eux afin de nous distraire. Ma grande sœur et ses amies s’occupent bien de moi sur le chemin de l’école.

Le lundi soir, je suis prise de peur panique. Je sais qu’il y aura une dictée française et une séance de natation le lendemain. Curieux, moi qui nage comme s’il s’agissait d’une seconde nature. Je déteste la piscine couverte, là où le soleil ne se montre pas. Elle pue. L’air est saturé de chlore et de buée. Je suffoque dans cet enfermement.

 

Il faut toujours se dépêcher pour prendre le bus, se déshabiller, se revêtir à nouveau, se sécher les cheveux, reprendre le bus pour retourner à l’école. Arrivées, nous nous grouillons encore pour terminer à l’heure H le repas de midi au réfectoire.  J’étouffe.  Au secours !

Heureusement, mon amie Viviane et ses parents veillent. Ils nous entourent bien, ma grande sœur et moi. Nous jouons, nous rions, nous nous rendons entre autres au cinéma Winter Palace ainsi qu’à la Maison du Peuple.

 À Zuen, de l’autre côté du canal de Ruisbroeck, une famille de Luxembourgeois nous accueille amicalement. Leur fille est une compagne de classe de ma grande sœur et nous allons ensemble à la foire de Drogenbos, un village voisin.

 Le soir, lorsque je monte me coucher, je trouve la vie difficile. Je ne maîtrise pas encore bien la notion du temps et encore moins celle du rythme des saisons. À quand le retour chez moi, à Kamina ? Je veux mon PAPA !

                                                                                            (Photo Filo Filo)

lundi 22 juin 2020

Indépendance cha-cha et Bulaya (suite 1)


Les soirs d’hiver, avant de regagner nos lits à l’étage, nous déposons des fers à repasser en fonte sur le fameux poêle de Louvain, jusqu’à ce qu’ils soient chauffés à blanc. Nous grimpons l’escalier et repassons nos draps de lit avant de nous glisser sous les couvertures. Comme l’unique W.-C. se trouve à l’extérieur de la maison, nous utilisons un pot de chambre pour la nuit. L’odeur qu’il dégage parfois m’écœure.

La maison de Blanche-Neige est située au centre du village. Elle est bien fermée. Seule une porte d’entrée sur la rue y donne accès. La cour et le jardinet à l’arrière sont clôturés par des murs en briques élevés. Toutes les pièces à l’intérieur sont petites et sombres, à l’exception de l’immense cuisine-séjour où nous nous tenons la plupart du temps. Cette maison représente un repli sur soi. Une des maisons mitoyenne est gigantesque, c’est celle du dentiste. Elle souligne le contraste entre deux statuts sociaux différents.

Les relations avec les voisins sont cordiales. Bobonne est connue et respectée au village. Les Ruisbroeckois l’ont affublée d’un sobriquet : de Wollinne[1]. Elle parle le patois local teinté d’un accent borain à couper au couteau. Elle fait l’effort de s’intégrer, ce qui lui vaut sans doute leur respect.

Bobonne remplace Mamy au mieux. Elle incarne la douceur, le dévouement et une constance de caractère remarquable. Je l’aime. Seul, son asthme m’attriste et m’inquiète parfois. Une infirmière passe régulièrement à la maison pour soigner Bon-Papa et ausculter Bobonne. Un mercredi après-midi, elle se découvre jusqu’à la taille. Son torse nu montre des plis, des rides, des taches brunes sur une peau blanche virant au gris. On dirait que son corps se dégonfle comme une baudruche et devient flasque. Ses seins longs et plats pendent sur son ventre comme deux gants de toilette mis à sécher. Elle m’effraie et je reste bien dissimulée pour ne pas révéler ma présence. Le soir, j’interroge ma grande sœur et lui demande si Bobonne est très malade. Non, me répond-elle, Bobonne est un peu malade mais elle est surtout vieille.


[1] Traduisez : la Wallonne, en patois de Ruisbroeck.

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dimanche 7 juin 2020

Indépendance cha-cha et Bulaya


Lors des repas, les parents s’agitent de plus en plus à table.  Nerveux, ils échangent des informations que je ne comprends pas. Je ne fais que capter des mots : indépendance, Kasavubu, Lumumba, Tshombé, Sendwe Jason, Conakat, Balubakat, force publique, sécurité, blablabla. Les carottes semblent cuites quelque part. Je flaire du changement dans l’air. La preuve ? Les parents expédient l’essentiel de leurs biens dans de bonnes caisses en bois, par bateau, en direction de Bulaya[1]

Le 16 juin 1960, je réalise ce qui se trame mais c’est encore flou. Je préfère ne pas y penser. Les parents nous conduisent, ma grande sœur et moi, à l’aéroport de la base militaire. Un avion nous y attend en direction de Bulaya.  Aller simple à Ruisbroeck. Mamy pleure. Nous aussi. Le lendemain, nous sommes recueillies par nos grands-parents maternels que nous connaissons à peine.

Le 17 juin 1960, fini de rigoler. Du jour au lendemain, notre univers passe d’un paradis divin à un minuscule jardin, côté nature. Côté logis, de la maison Acacias nous atterrissons dans une maison Blanche-Neige, sans les sept nains, à part Bobonne qui est très menue de taille, il est vrai. Elle mesure à peine une bonne tête de plus que moi alors que je n’ai pas encore huit ans. Bon-Papa, plus grand qu’elle, est grabataire et est installé dans une pièce au rez-de-chaussée entre le salon (où l’on ne va qu’aux grandes occasions) et la vaste cuisine qui sert de salle de séjour, de bureau, de buanderie et … de salle de bains !

Il s’agit de chauffer des seaux d’eau sur le poêle de Louvain jusqu’à remplir une grande bassine déposée à même le sol. La bonne température est obtenue par addition d’eau froide. Il faut se laver toute nue dans la cuisine … Ma grande sœur trouve une parade à ce petit jeu particulièrement déplaisant. Nous allons au bain public de La Perche à Bruxelles, prendre un bon bain, un vrai !


[1] Terme en Kiswahili qui signifie exactement « Europe ».

Photo free unsplash - Avion vers Bulaya