De retour à Kamina en 1961, je relate l’anecdote de la Maison du Peuple à Papy. Il s’est mis à rire. Rien n’a changé sous le ciel politique de la petite Belgique, dit-il, et il m’explique. Bobonne est catholique, pieuse et pratiquante, sans bigoterie toutefois. Bon-Papa, lui, tient pour les Bleus, les Libéraux. Et moi, j’ai le toupet de m’amuser chez les Rouges, les Socialistes. Soit, ils sont tout de même bizarres, ces Belgicains.
Je termine la troisième année à l’Institut Marie-Médiatrice. Je perçois de nets changements. L’Institut compte largement plus d’élèves africaines qu’européennes. Un peu intimidée les premiers jours, je me réacclimate facilement. Je prends de nouveaux repères. Mes anciennes amies ont toutes quitté définitivement le Congo et je sympathise avec une néerlandophone rousse aux yeux verts. Je me lie aussi d’amitié avec deux sœurs, néerlandophones elles aussi, dont les parents sont fermiers. Nous rejoignons une ribambelle de garçons et reformons une petite bande de joyeux lurons.
Je compte aussi deux amies congolaises, devenues katangaises, elles aussi. Marie Kazadi, est une des petites-filles de Boniface, chef coutumier de Kabongo. Elle est élevée à la chefferie de Kinkunki, proche de Kamina, chez un autre chef coutumier, Kasongo Niembo. Nous connaissons les deux chefs. Un de nos magasiniers est l’un des gendres de Boniface. Ce dernier et Kasongo Niembo passent régulièrement faire des achats chez nous. L’autre amie s’appelle Stéphanie. C’est elle qui m’apprend à faire la vaisselle avec de la cendre de bois et du sable à côté de sa maison.
Après l’indépendance, peu d’enfants animent la ville pendant les grandes vacances. Que faire pour meubler les journées interminables ? Coudre des robes pour tes poupées, propose Mamy. Elle sait s’y prendre, Mamy, une véritable fée de la couture.
Un matin, elle me prend par la main et m’emmène chez un marchand de tissus, Monsieur Cadranel. Différentes étoffes m’attendent là : des wax hollandais chamarrés, de la popeline froide et lisse aux tons pastels, du drill rude et très épais au toucher, de la toile de jute et de lin, du velours et de la feutrine. Quelle jouissance pour mes jeunes mains inexpérimentées. Je caresse tous ces tissus, j’imprègne ma mémoire de textures, de structures et d’odeurs. Mamy achète un coupon de chaque sorte, des cigarettes de fils assortis et se dirige vers la caisse. À la sortie de la boutique, Mamy me tend un gros paquet de papier brun, rempli du précieux butin.
Arrivées dans le bureau de Mamy, nous nous installons confortablement. Elle m’enseigne les rudiments de coupe et de couture. Elle prend les mesures sur mes poupées, faufile l’étoffe, construit le vêtement et passe aux essayages. Je l’imite. Son bureau se transforme en atelier de mode et moi, en modiste en herbe, en dépit de quelques piqûres cruelles dans la pulpe de mes doigts, surtout l’index trop souvent mis à contribution pour pousser l’aiguille.
Au fil des semaines, j’apprends à relever un patron sorti tout droit du magazine Burda Mode et à l’adapter à mes poupées. Mamy me transmet aussi l’art de la broderie. Je réalise des nids d’abeille sur le corsage d’une robe de Nancy, ma poupée préférée, offerte par ma marraine Philomène. J’égrène une foule d’heures merveilleuses à l’habiller et à la coiffer, Nancy aux longs cheveux soyeux.
Dès que j’ai réalisé une collection de vêtements, souliers et chapeaux, j’organise un défilé de mode dans ma chambre. Je choisis l’après-midi où Mamy joue aux cartes avec ses amies. Il ne faut en aucun cas qu’elle découvre ce spectacle. J’y invite mes lapins, Titine la chèvre et les quatre chats en guise de spectateurs avisés. Je fais évoluer mes poupées sur un podium improvisé, la planche à repasser. À la fin du spectacle, j’organise un goûter pour tout le monde. Je nettoie ensuite ma chambre minutieusement afin que Mamy ne découvre pas les quelques souvenirs abandonnés par mes fidèles compagnons.
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